Mon trajet matinal


Le trajet matinal quotidien jusqu'au métro, positif



Je ferme la porte de chez moi.

Je plonge dans les escaliers qui colimaçonnent sur trois niveaux. Pas de quoi être désorienté.

La descente est courte. La cour pleine de charmants végétaux grimpants est visible par les fenêtres de la cage d'escalier. A chaque étage, elle change. Jusqu'à la dernière fenêtre, où on voit le sol se rapprocher.

J'ouvre la porte de l'immeuble.

Me voici maintenant dans la rue, à l'extérieur. Je pourrai regarder les gens. Le soleil touche déjà les façades Nord-Est. Le silence de la rue est à peine perturbé par le chant des oiseaux. Ca sent les fleurs des jardins de Montmartre, juste au-dessus. Il est huit heures, je me dirige vers mon travail.

Cette rue, ma rue, ou plus exactement celle dans laquelle je vis depuis si longtemps, s'élève vers la butte de façon sévère. La marche commence par une remontée de l'équivalent de ces trois étages. Je dois un jour me décider à accéder à la requête d'un ami qui me disait un jour : « Tu vois, pour aller chez toi, on commence par descendre cette rue, puis il faut ensuite remonter tout ça par les escaliers de ton immeuble. Ce n'est pas pratique. Tu devrais construire une sorte de passerelle qui parte du haut de la rue et qui aille directement chez toi. »

Un jour peut être, me dis-je.

En attendant, il faut monter. Alors, je monte, et atteins finalement assez rapidement la petite place des bars. Je crois qu'elle s'appelle la Place Paul Albert, mais je n'en suis même pas sūr. Il s'agit d'un lieu que je traverse en moyenne une fois par jour depuis dix-huit ans et je ne connais même pas son nom. Moi, je l'appelle « La petite place en haut de chez moi, celle où il y a tous les bars ». A cette heure-ci, elle est calme. Le « Soleil de la Butte » ouvre à peine. Un serveur nettoie les tables. Il me gratifie d'un sourire simple.

Je traverse la jonction entre la rue Mullër et ma rue. Je frôle l'arrière d'une superbe moto garée. J'esquive le pare-chocs d'un utilitaire endormi là pour la nuit, immatriculé en République Tchèque. Sans doute des routards un peu hippies qui doivent être entrain de rêver des promenades qu'ils ont faites hier soir dans la Butte au hasard des ruelles.



Me voilà sur le trottoir d'en face, celui qui donne l'accès aux mythiques jardins de Montmartre (ou du Sacré Coeur). Mon regard embrasse Paris et les végétaux qui s'étalent devant moi. Il est plus de huit heures, j'ai de la chance, les jardins ouvrent tout juste. Je serai peut être le premier passant à les emprunter aujourd'hui ?

J'amorce la descente sur Paris. La pente est assez forte au début, mais malgré l'hypersensibilité de mes oreilles, je ne ressens pas trop l'augmentation rapide de la pression. Ce qui sollicite mon corps, ce sont plus les parfums qu'exhalent mille fleurs. J'écoute aussi les chants des vrais oiseaux.
Je sens les muscles des mollets qui envoient à mon cerveau encore un peu éteint des signaux étranges dus à la descente. Ce n'est pas désagréable. Je sens mes jambes qui travaillent. Le corps est réveillé, ce qui contraste avec mon cerveau encore un peu perdu dans les brumes de mes rêves.

La descente se passe bien, je finis par me mettre en palier. Enfin, je n'ai pas vraiment le choix,c'est le chemin qui décide pour moi. Il se fait plat. Les arbres vers le bas des jardins sont vraiment majestueux. Leurs feuilles s'ouvrent chaque jour un peu plus, elles sont du vert le plus tendre de leur cycle de vie.



J'arrive sur l'esplanade du bas des jardins, le manège n'est pas encore ouvert. Le Sacré Coeur parvient aujourd'hui à m'émouvoir. Il se détache, solitaire et contrasté, tel une montagne, dans cet incroyable ciel bleu du matin. L'image est belle, et les premiers touristes de la journée, les courageux, ceux qui ont envie de voir Paris avant l'invasion quotidienne de leurs collègues, s'en donnent à coeur joie avec leurs appareils photos.

Je passe la grille des jardins, et me voilà de nouveau à Paris. La configuration topographico-architecturale de cet endroit permet aux plus chanceux de goūter aux caresses du Soleil du matin. J'en fait partie. C'est bon. Ca coule dans tout le corps. Ca réchauffe la tête, ça dore les cheveux. On les sent blondir à vue d'oeil.

Pour sortir des jardins, quelques marches rejoignent la rue Saint-Pierre. A cette heure, je les passe sans problèmes. Elles ne sont pas encore surpeuplées de ces troupeaux d'américaines mastiquantes, beuglantes et obèses. Ce matin, comme tous les matins, elles sont à moi seul.



Je passe devant le café Le Ronsard, qui fait l'angle avec la rue Saint Pierre. Ca sent le café. Une jolie fille passe, illuminée par la lumière, et elle me sourit. Je lui réponds du même sourire, et la regarde s'éloigner vers Abbesses. Elle est vêtue d'une jolie jupe flottante, légèrement transparente. Ses jambes sont magnifiques. Mes yeux s'en mettent plein les yeux. Plaisir gratuit, dérobé à la dérobade au coin d'une rue, pourquoi s'en priver ?

Et celle-là, là bas, qui descend la rue de dos, comment est-elle, de plus près et de face ? J'accélère le pas, dans l'espoir secret d'en apprendre plus. Enfin, d'en voir plus... Les beaux jours rendent terriblement insatiable. Elle aussi a l'air d'être bien jolie.

Je m'engouffre à mon tour dans l'ombre de la rue de Steinkerque, celle qui relie ces petites marches qui marquent la limite des jardins au métro Anvers. La rue s'anime déjà, mais y circuler reste encore tout à fait possible. Les acheteurs de Tours Eiffel en plastique ne sont pas encore là. Plus loin, je passe devant un marchand de croissants chers. Et ça sent le croissant cher. Donc ça sent bon.

La fille de tout à l'heure marchait trop vite, elle a déjà disparu dans la bouche d'Anvers. Je ne saurai donc jamais comment elle était... Dommage. Ou pas. Le mystère est souvent encore plus beau que la réalité.

La descente de la rue de Steinkerque marque la finale sur le boulevard de Rochechouart.

Et puis, l'instant tant redouté arrive. Après cette descente agréable sur la ville, après les fleurs, la vue sur Paris, le chant des oiseaux, des vrais, pas des pigeons, après les odeurs de café et de croissants chers, après avoir senti le soleil daigner me caresser de ses chauds rayons sensuels, après avoir croisé deux jolies filles, je dois me résigner. L'un des meilleurs moments de la journée est terminé, il faut aller subir une anesthésie souterraine dont l'issue n'est pas un réveil au bord d'une petite rivière, mais l'enfermement dans un bureau aux vitres teintées toute une journée.

Donc après ces sept minutes de marche, constituées d'une montée puis d'une longue descente, après avoir dévalé une bonne centaine de pieds, je traverse le boulevard, et, tout en esquivant la foule déjà dense des gens qui empruntent cette station à l'unique sortie, en feintant le première ligne du journal « 20 minutes », puis le demi d'ouverture du journal « Métro », qui fait front juste à côté, tout en sortant de ma poche mon portefeuille et en en extirpant ma carte orange, je plonge vers le gouffre béant seul parmi un convoi de dizaines d'autres âmes seules, pour aller tenter de survivre dans la fournaise tonitruante du sous-sol.




Le trajet matinal quotidien jusqu'au métro, négatif




Je verrouille la porte de chez moi. Un cambriolage et un squatter fou en trois ans, c'est suffisant.

Je descends les trois étages. Dans la cage d'escalier, les inévitables mégots laissés par les voisins mal éduqués du deuxième. Par les fenêtres de la cage d'escalier, j'aperçois déjà les reflets du ciel gris dans le zinc trempé des toits. Manifestement, il pleut.

J'ouvre la porte de l'immeuble, chaque jour étonné de sa lourdeur, depuis bientôt 20 ans.

Me voici maintenant dans la rue. Dans le réseau social, à l'extérieur. Les gens pourront me regarder, je suis en prise directe avec eux, que je le veuille ou non. Ce matin, c'est plutôt non. Il pleut une pluie typiquement parisienne, sale, collante. Le silence de la rue est fortement perturbé par le passage d'un camion tonitruant. Ca sent la pollution et la pluie parisienne. Il est huit heures, je me dirige vers mon travail et cela ne me fait pas plaisir.

Je remonte ma rue, et finis par atteindre assez péniblement la petite place des bars, celle où je m'étais fait racketter à 13 ans en pleine journée.

Je passe devant « Le Soleil de la Butte », les tables et les chaises sont rentrées. Je traverse la jonction entre la rue Mullër et ma rue. Je frôle l'arrière d'une moto garée entre une moto plus sale et une moto encore plus sale. Je frotte mon pantalon malgré moi contre le pare-chocs d'un utilitaire endormi là pour la nuit. Certainement un véhicule volé abandonné ici qui va rester des semaines, des mois peut-être avant que les verbaliseurs ne s'occupent de son cas. Me voilà sur le trottoir d'en face, celui qui donne l'accès aux jardins de Montmartre (ou du Sacré Coeur). De là, la vue sur la ville mouillée est saisissante. Il est plus de huit heures, pourtant les jardins ne sont pas encore ouverts. Je prends donc par les escaliers glissants, à pic sur la grisaille.

Le long des marches, ça ne sent pas exactement la rose, mais plutôt, le long de certains faux-rochers, les parfums qu'on respire dans tous les coins, petits coins, recoins de Paris et surtout de son métro, principalement la ligne 4. C'est dur, ça pique le nez.



Je passe devant la grotte aux pigeons, qui ne chantent pas mais émettent des sons gutturaux de bêtes stupides et malfaisantes que le bruit de la pluie ne couvre pas.

Je sens la pluie couler dans mon cou, mouiller mes cheveux. Je me sens sale.

Je longe les jardins. Les chats s'abritent sous des cartons vermoulus et n'ont pas l'air très joyeux.

Des passants passent, avec leur parapluie pour se protéger de la pluie. Mais ça ne protège pas mes yeux de leurs vilaines baleines saillantes. A croire que les gens ont des parapluies pour éborgner les autres gens.

J'arrive à l'angle des jardins, je continue à les longer, jetant un furtif regard de haine vers l'énorme machin gris-dégoulinant qui défigure la butte, construit après 1870 pour célébrer les exploits sanglants de l'armée marseillaise lors des massacres de la Commune. C'est toujours là, bien sūr, personne n'a encore fait le lien entre ce bâtiment qui attire chaque année des millions de touristes garnis (en arrivant) et le sang des Gavroches. Personne n'a donc eu l'idée de l'enlever. Sous la pluie, c'est encore plus déprimant. Ils auraient du le peindre en rouge avec tout le sang qu'ils ont fait couler, c'est plus chaud, comme couleur.

Je passe devant le café Le Ronsard, qui fait l'angle avec la rue Saint Pierre. Ca sent le diesel. En effet, le camion qui livre à ce café ses fūts de mauvaise bière quotidiens (les Français n'ont jamais su faire de la bière, pourquoi s'acharner ?) attend de préférence que je passe pour officer.

Une fille passe, emmitouflée. Peut être est-elle jolie, mais elle se protège de la pluie, du vent du froid, et de je ne sais quoi encore, donc on ne la voit pas. Elle regarde droit devant elle, pas un regard pour les autres gens. De toute façon, en cette période d'hiver des sens, je n'y prête pas trop attention. Et celle-là, là bas, qui descend la rue de dos, comment est-elle, de plus près et de face ? Elle marche trop vite, et elle est tout aussi barricadée contre les regards que la précédente. Tant pis.



Je m'engouffre à mon tour dans l'humidité de la rue de Steinkerque, celle qui relie les jardins du Sacré Coeur au métro Anvers. La rue est bordée de boutiques à Tours Eiffel, qui sont toutes entrain d'ouvrir. Mais les acheteurs garnis (en arrivant) de ces Tours Eiffel en plastique ne sont pas encore là. Plus loin, je passe devant un marchant de croissants chers fermé. Juste après, je passe devant un camion benne à ordures. Ce passage se fait en apnée, en pensant très fort aux croissants que j'aurais du sentir normalement juste avant. La pluie est connue pour révéler les parfums. Je confirme une fois de plus. J'échoue lamentablement à rester en apnée suffisamment longtemps, l'idée des croissants ne suffit pas non plus. Mon nez est véritablement agressé.

Je finis par aboutir sur le boulevard de Rochechouart, au niveau du feu, qui, comme le livreur du café du haut de la rue, attend toujours mon arrivée pour passer au vert... pour les voitures, évidemment. Ce feu est moche, long, et particulièrement méprisant. Mais aussi très méprisable. En général, si la circulation n'est pas encore trop parisienne, c'est à dire pas trop dense, je passe outre. Mais aujourd'hui, à cause de la pluie, vu que les Parisiens ne savent pas conduire quand il pleut (donc ne savent pas conduire tout court), la circulation est trop dense pour risquer de passer au vert. Un bus bondé passe trop près de moi, et également trop près d'une flaque, qui vient se reporter sur moi sous l'effet du chaos produit par le passage des roues dans l'eau. Je ne me sens pas plus sale, ou pas plus trempé, j'avais déjà mon compte auparavant.

Et puis, l'instant tant espéré arrive enfin. Après cette descente déprimante sur la ville, après la pluie, les jardins fermés, les poubelles, les odeurs de ligne 4, les filles frileuses, le Sacré Coeur sanglant, les pigeons, et les chats tristes, je peux me réjouir. Je vais pouvoir me réchauffer dans le métro, au sec, dans la chaleur humaine de cette foule de gens tout aussi mouillés que moi, tout aussi heureux d'être au chaud. Et je vais pouvoir continuer la lecture de mon livre que j'ai eu tant de mal à refermer hier soir.

Donc après ces sept minutes de marche, constituées d'une montée puis d'une longue descente, après avoir dévalé une bonne centaine de pieds, je traverse le boulevard, et, tout en esquivant la foule déjà dense des parapluies agressifs qui empruntent cette station à l'unique sortie, en refusant froidement, comme chaque jour, les torchons proposés par les employés de « 20 Minutes » et de « Métro », qui font front en rangs serrés, tout en sortant de ma poche mon portefeuille et en en extirpant ma carte orange, je plonge vers le gouffre, béat, comme des dizaines d'autres personnes frigorifiées, pour aller me réchauffer dans la douceur du sous-sol.


F I N