Extrait des carnets de route du Transsibérien
(septembre 2003, Serge Mang)

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Jeudi 11/09/03

Train Ekaterinbourg – Irkoutsk

23 :00 LOC

20 :00 MOS

 

Ce qui va suivre concerne les perceptions sensorielles qu'on peut rencontrer dans ce train.

Les sens prédominants sont incontestablement l'odorat et l'ouïe. Odeur de pieds. La diversité que la nature propose à notre nez est impressionnante, mais en matière de pieds, c'est là qu'elle se surpasse. Elle excelle réellement. Dans tous les cas, que ce soit des fragrances humides, piquantes ou des tempêtes de munster, c'est affreux. Les nuances sont des plus subtiles. Encore une fois, je ne sais pas pourquoi, mais je constate, seuls les hommes puent des pieds. Et moi, pourtant champion habituellement, j'ai des adversaire de taille, ici. Or, la plupart des pieds, qu'ils soient sains ou dangereux pour l'organisme et la bonne humeur, dépassent des lits, justement, notamment des lits hauts, donc à hauteur exacte du capteur olfactif, à croire que c'était le but recherché des concepteurs facétieux de ces wagons. Dans une très moindre mesure, les autres odeurs sont : les bolinos, le thé, quelques parfums bon marché de femmes, de mauvaise qualité, forts et sans subtilités. Rien à voir en terme de finesse, avec l'harmonique principale évoquée juste avant... Et une fois par jour, une odeur forte envahit le wagon, jusqu'à atténuer celle des pieds, celle de l'eau de javel utilisée par les hôtesses pour nettoyer rapidement le sol. Pour résumer, l'odorat est honoré, mais il n'est pas exactement à la fête. Et je ne parle que des wagons, pas des toilettes. Habituellement, il y a deux toilettes par wagon, c'est à dire pour une cinquantaine de personnes, mais notre wagon a hérité d'un cabinet de toilettes cassé. Eux aussi sont nettoyés une fois par jour, aussi rapidement et mal que le sol. On ne prend pas ces trains là pour le plaisir de séjourner dans leurs WC. Vu le peu de temps qu'on passe dans ce lieu de malséance, je passe, cela ne vaut pas la peine de développer.

Le second sens est l'ouïe, et, à moins d'être sourd ou saoul, on ne peut, tout comme l'odorat, s'y dérober. Dès le matin, la radio du train se met en marche et agresse l'oreille d'une soupe russe crachotante, bête, et abêtissante, en continu, et personne ne semble en souffrir. Certains, mes chers ukrainiens, par exemple, poussent même le vice du conditionnement aculturel jusqu'à rallumer cette radio qui hurle littéralement dans les oreilles, surtout celles de ceux qui dorment en haut sur le côté gauche, près du haut-parleur, en plein milieu de leur sieste, quand bien même j'avais eu la délicatesse de l'éteindre une heure et demie de répit avant. Du même coup, ma sieste à moi fut écourtée aussi. La radio, c'est une chose, la porte du wagon qui donne sur le sas des toilettes qu'il faut claquer si on est russe pour la fermer, ou pousser normalement si on est japonais ou européen délicat (cela existe, je prétends en être une preuve sur-vivante), en est une autre. A tout prendre, s'il m'avait été donné la possibilité de choisir entre ces deux désagréments, j'aurais certainement opté pour la radio, aux émissions certes désagréables, mais en continu, et surtout, sans infrasons, car lorsque cette porte claque, c'est toute une onde de choc, escortée de sa tribu d'ondes sonores, aux limites du spectre audible, qui vous assaillent. On peut mesurer directement le degré de roursité de l'indiscret à la hauteur du bond que je ne manque pas de faire à chaque fois, vu que cela me réveille en sursaut. Heureusement que j'ai cette faculté de me rendormir presque instantanément.

En troisième harmonique, seulement troisième, malheureusement, vient se greffer, de manière quasi-continue, sauf lors des arrêts, la douce musique du train qui roule. Cette sensation là est charmante, et elle donne vraiment le tempo du voyage infini à travers cet immense territoire de fous. Ce doux bruit procure le calme, la confiance, la sérénité. La certitude d'avancer, malgré la lenteur, inexorablement, vers le Pacifique. D'avancer, tout court. Le déplacement devient une fin en soi, à tel point qu'en pleine nuit, en gare, on ne souhaite qu'une chose : que le train reparte, et roule pour longtemps.

En quatrième plan, tout au long de la journée, des vendeurs de tout sillonnent le wagon, et se signalent à force cris de poissonnières des Halles sorties tout droit de Zola. La musique ne les couvre pas, mais cela se produit dix fois moins fréquemment que les claquements de porte.

Un autre son, un peu particulier, assez harmonieux, vient parfois agrémenter les arrêts. Il s'agit de la musique produite par les tambourinements des marteaux sur les essieux, que font les mécaniciens pour les vérifier. Un son assez cristallin en ressort.

La nuit, les ronflements sont dilués par la musique du train lorsqu'il roule, et, lorsqu'il ne roule pas, par les braillements des groupes de gens qui montent en pleine nuit et qui n'ont pas compris qu'ils étaient dans un train en pleine nuit avec des gens à l'intérieur de ce train.

Selon moi, le troisième sens le plus sollicité est le goût. En effet, dans un train, à part regarder le paysage, faire la queue aux toilettes, discuter avec les gens, écrire, lire et tenter de dormir, il n'y a pas grand chose à faire. Alors on mange et on boit. Du thé à toute heure, des poissons séchés (aaaargh !) la nuit comme le jour, des concombres, des tomates, du pain noir, du saucisson gras, des pommes de terre, des pommes, et la liste est encore longue. Pour ma part, je me contente de tout cela, exceptés, pour le moment, les poissons séchés (aaaargh !), mais ma crainte augmente au fur et à mesure que le train se rapproche de la mer du Japon.

Seulement ensuite, viennent la vue et le toucher. La vue de ces toilettes, de ces pieds, de ces vendeurs, des trognes incroyables de certains passagers, mais aussi parfois, d'une rare et jolie jeune fille. Et à l'extérieur, par la vitre - sale -, je vois tout ce que j'ai pu déjà décrire sur les paysages infinis et uniformes. Ah, il est minuit, extinction des feux.

 





Vendredi 12/09/03

Train Ekaterinbourg – Irkoutsk,

gare de Krasnoïarsk

10 :30 LOC

  7 :30 MOS

 

Je continue sur les paysages par delà la fenêtre sale. Il y a les arrêts en gare, avec leur lot de trains de marchandises presque aussi longs que la ligne elle-même, à tel point qu'on se dit qu'il vaut mieux être du bon côté du train si on veut arriver effectivement à destination, leur cortège de silos à blé immenses, de grues, de semi-ruines, de gens le long des voies avec des paquets. En général, aux arrêts importants, le train croise un grand fleuve juste avant ou juste après la gare, qu'il enjambe via un pont bien souvent très grand. Nous venons à l'instant de traverser le Ienisseï, fleuve mythique, mais qui, à Krasnoïarsk, est encore assez humble pour un fleuve Sibérien. Le ciel s'est revêtu de ses couleurs habituelles : gris et gris.

Le toucher se matérialise de différentes façons. Il y a une toile de fond quasi-constante, sauf aux arrêts, le doux balancement du train, qui vient harmonieusement compléter sa musique synchrone. C'est une sorte de danse continue, celle d'un bateau au milieu d'un océan, mais de verts et de jaunes.

Vient aussi, et ce, de manière continue, cette impression persistante de saleté. Il faut faire attention à tout. L'esprit est sans cesse en éveil pour ne pas faire de fautes. Ne pas oublier de mettre ses chaussures pour se rendre aux toilettes, les chaussons ne suffisent pas ; nettoyer la table avant et après manger ; se laver souvent les mains ; ne pas se ronger les ongles ; éviter le contact entre le sol, les couvertures, et la peau ; se faire à l'idée de ne pas se laver pendant trois jours. Le matin, il ne faut pas oublier de couvrir son lit de couvertures, pour préserver la couche, avant qu'il ne soit trop tard, de toute personne décidant d'y poser ses fesses, ce qui arrive régulièrement, même en pleine nuit, pendant qu'on dort. Cette nuit même, un soldat totalement cuit est resté assis, dormant à moitié, sur la couchette de ma voisine qui dort du côté droit du couloir central, en bas, car il n'était pas en état de se hisser sur sa propre (propre ?) couchette au dessus d'elle. Et son militaire compagnon de boisson, dans le même état, l'a imité en s'asseyant sur la couchette d'une autre femme, dans l'alcôve voisine. Et ces deux femmes n'ont rien dit, tentant de trouver le sommeil malgré tout, partant du principe qu'en Russie, il ne faut jamais avoir de conflits avec un homme saoul, ses réactions pouvant être violentes. Moi, ça m'est arrivé aussi, hier soir, quand je cherchais à m'endormir, et qu'un ours s'est assis sans autre forme de procès au bout de ma couchette, à hauteur de mes pieds. Je n'ai rien dit non plus, ne sachant pas si, dans ce pays où tout est possible, ceci est un comportement inacceptable ou non. Ici, tout ce qui concerne le savoir-vivre est tellement différent. Et dans ces cas là, lorsqu'on dort et qu'un corps étranger et non désiré bouge à côté du votre, le toucher est sollicité, et ce, de façon fort déplaisante. Enfin, je pense qu'on s'y fait vite, de toutes façons, l'ours est parti le soir, et au petit matin, les soldats sont finalement remontés sur leurs couchettes, et maintenant, ils cuvent, je pense qu'ils ont leur compte.

Enfin, le toucher s'exprime aussi par le froid pendant le sommeil et par les couvertures qui font n'importe quoi. La nuit, les draps et les couvertures quittent totalement leur statut de sympathiques surfaces euclidiennes, et s'en donnent à coeur joie dans une farandole mathématique à l'imagination malicieuse et débordante. Ce soir, j'inaugure mon sac à viande acheté spécialement avant de partir, et j'escompte bien contrer ces altérations géométriques nocturnes. J'espère qu'il ne va pas se laisser dévergonder par ses collègues, et se transformer à son tour en quelque anneau de Moëbius incompréhensible. Je ne veux pas être mis en bouteille... de Klein ! C'est aussi inconfortable que déstabilisant.






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