La Création d' espaces imaginaires



Quel plaisir de créer un monde à son image. Comme si la Terre ne proposait pas une nature et des civilisations suffisamment diversifiées, nous ressentons le besoin de recréer des mondes. Nous les peuplons de royaumes idéaux, de créatures terribles, d'empires du mal absolu, de gentils petits monstres innocents, de phénomènes ou de formes naturels encore plus démesurés que nos Everests, nos Fosses des Mariannes et nos cyclones.

Qu'est ce qui nous pousse donc à réinventer des mondes ? La première raison est sans doutes le besoin de créer, de se croire dieu un petit instant. Certains dévots ont voué des artistes aux bûchers de l'hérésie pour moins que cela. Au delà de ces considérations métaphysiques et historiques, et après avoir créé ce monde, lorsqu'il s'agit ensuite de le faire vivre au quotidien, le désir de maîtriser totalement la connaissance d'un territoire n'est pas étranger. Savoir que telle colline surplombe tel fleuve, que telle planète est dans la région de telle galaxie, que tel palais est dans l'alignement de telle avenue sont des gages de pouvoir. Tout savoir d'un monde, toute connaissance précise de l'espace qui le supporte, permet, une fois encore (v. Lacoste), de le contrôler plus sûrement que n'importe quel empereur absolu. Les romanciers qui écrivent des histoires dans des univers surgis de leur tête, les maîtres de jeux de rôle qui créent d'immenses campagne de jeu pour leurs joueurs, en un mot, les scénaristes de tout poil, tous doivent très bien comprendre ce que cela peut signifier. C'est très agréable.

La mise en place d'un nouveau monde

On commence en général par dessiner des contours de côtes. C'est le premier réflexe, lorsqu'on se lance dans la première carte imaginaire. Ces traits marquent en quelque sorte la limite de l'espace à l'intérieur duquel on va dessiner. Se posent immédiatement des problèmes simples mais troublants de topologie et de représentation :

  • Degré de fractalisation des côtes
    Jusqu'où détailler les contours des côtes ? Si on dessine des côtes très tourmentées, doit-on aussi, pour plus de réalisme, dessiner des côtes plus linéaires, comme l'Aquitaine succède à la Bretagne ?

  • Iles
    De la même façon, doit-on dessiner toutes les îles, quelque soit leur taille ? N'y a-t-il pas une limite ? Quelle est-elle ?

  • Grands lacs et mers intérieures
    On peut considérer qu'une mer intérieur ou un lac sont le contraire des continents et des îles. Les problèmes de fractalisation et de taille minimale se posent. Ne pas oublier les îles dans les lacs, et les lacs dans les îles. Là encore, seulement si leur taille est au dessus du seuil minimal de représentation.

  • Limites des estuaires
    Lorsque le trait de côte arrive à un estuaire, on dessine le début de l'estuaire. Mais il finit par devenir le futur fleuve lui-même, si on remonte suffisamment. A quel niveau arrêter de dessiner le trait de côte et repartir vers la haute mer ?


Ces problèmes prouvent qu'on s'attache, malgré toutes les bonnes idées que l'on croit avoir, à reproduire un monde fortement similaire au notre : des mers, des continents, des côtes. Rares sont les " créateurs de mondes " à transcender cette dépendance à notre vie quotidienne sur Terre. Cependant, on voit parfois des mondes un peu plus " folkloriques ", comme des immenses stations spatiales sphériques de la taille d'une lune, des cités aquatiques, ou des planètes de la taille d'une maison, ayant pour tout mobilier un volcan miniature, une rose, ou un lampadaire…
Cette idée soulève un nouveau problème que le créateur est très vite amené à se poser :

  • Le monde dépeint doit-il respecter un certain nombre de contraintes techniques ? Qu'il y ait des créatures étranges ne pose en aucun cas de réel problème de réalisme, l'univers est très vaste, et rien ne dit qu'il n'y ait pas de dragons sur une planète du système de Sirus. La question du réalisme est plus relative aux lois générales de la physique qu'au respect des lois de la biologie que nous connaissons sur notre planète. L'inventeur de mondes doit se poser la question de savoir si la gravité existe ou non dans son monde, si elle pose un problème ou pas, si les créatures qui le peuplent doivent suivre linéairement le temps, ou, ce qui revient à peu près au même, si elles peuvent se déplacer à la vitesse qu'elle veulent, entre autre, hyperluminique, etc..


Lorsqu'il a arrêté des réponses à toutes ces questions, il peut continuer à créer son monde. Dans le cas du dessin des côtes de son continent, il admet donc qu'il dessine une carte qui représente un monde avec de l'eau en grande quantité sous forme liquide, et un ou plusieurs espaces émergés (flottants ou non, ce n'est pas le moment de se poser cette question).

Il dessine une carte, en général sur une feuille, et il est rapidement confronté à un nouveau problème de représentation spatiale : de quelle forme est le monde qu'il projette sur cette feuille en deux dimensions ?

S'agit-il d'une planète, d'une région locale d'une planète, d'un monde plat, d'une patate géante (ou haricot), d'un monde tétraédrique, d'autre chose de plus compliqué ? Selon ce qu'il décide, il va de soi que la projection de ce monde sur cet espace bidimensionnel qu'est la feuille de papier ne va pas toute seule. Il doit faire des choix de représentation. Dans le cas le plus courant d'une sphère, il se confronte rapidement à tous les problèmes des cartographes. Par exemple, s'il dessine un continent, et que son trait de côte arrive au bout de la feuille, de quel côté, et à quel niveau ce trait va-t-il ressurgir ? Plus précisément, quel système de projection choisit-il ? Cylindrique, polaire, conique, plus complexe ?

Une fois le continent délimité, avec ses estuaires importants, ses détails de côte, ses îles éventuelles, ses mers intérieures, le souhait surgit naturellement de dessiner les fleuves et leurs principaux affluents. D'une manière plus générale, on suit le processus naturel de l'apparition de la vie puis des hommes sur Terre. Les continents, les montagnes et les fleuves pour le minéral, puis on passe aux grandes zones de végétation. On place les forêts, les déserts chauds, les déserts polaires, les steppes, les marécages. Seulement à l'issu, une fois que le décor est posé, on dessine les traces de civilisation. On revient aux choses connues, même si les créatures n'ont rien à voir avec les humains : les cités importantes, les cités secondaires, les axes de communication pour les relier. On appose un graphe complexe de structures anthropiques sur un espace naturel. Une fois que tout cela est fait, le créateur a réalisé une nouvelle Terre, finalement peu différente de la notre. Mais il est content, il l'a faite à sa propre image, c'est son monde, celui qu'il voulait. En général, ses montagnes seront plus hautes que l'Everest, ses océans plus grands et plus terribles, ses canyons plus profonds, ses fleuves plus longs, plus majestueux, plus large et plus tumultueux que l'Amazone, ses forêts vierges peuplées d'affreux carnivores antédiluviens, ses cités plus imposantes, etc… Les mondes modestes du style de ceux du Petit Prince existent, mais ils sont plus rares. Difficile de ne pas tomber dans le gigantisme, puisque, ce que la Terre ne peut nous donner, nous pouvons le créer justement par cette voie, or, qui n'a pas un jour imaginé une montagne grande " jusqu'au ciel ". Toutes les civilisations ont leur Tour de Babel, même celles qui n'existent que dans l'imagination.

Ensuite, naturellement, le créateur va vouloir détailler une partie de sa création globale. Il va " zoomer " sur une ville, un village, une forteresse, un spatioport, un réseau de cavernes. Une nouvelle problématique de représentation va apparaître : comment représenter les espaces compliqués, qui s'étalent dans les trois dimensions ? Dans le cas du village, il va peut être vouloir détailler l'intérieur des maisons, qui, en général, sont bâties sur plusieurs étages. Dans le cas de la ville, c'est encore plus complexe, surtout si la ville est de style futuriste, avec des gratte-ciels enchevêtrés, des passerelles, des autoroutes suspendues, etc… Dans le cas de la forteresse, il va devoir représenter les vues de la forteresse. Il sera réellement dans une problématique de 3D, et donc, encore une fois, également de projection sur le papier (sur une nouvelle feuille, on espère pour les futurs lecteurs…). Dans le cas de la représentation d'un bâtiment à plusieurs étages, comme un château, un palais présidentiel, une mine souterraine, il sera nécessaire de représenter chaque étage un à un, et d'être clair sur la correspondance entre les étages (quel escalier va où, quel mezzanine surplombe quelle salle, etc…). Dans le cas de constructions plus complexes, où les pièces s'enchevêtrent allègrement, le cartographe devra faire montre d'une habileté particulière. Il lui sera avant tout nécessaire de se représenter l'ensemble en trois dimensions dans sa tête le plus clairement possible. Ce genre d'amusements peut vite devenir une gageure, mais donne des résultats impressionnants. A ce niveau là, il faut des talents d'architecte. L'avantage de l'imaginaire est qu'on s'affranchit bien plus des contraintes techniques que dans le réel. On peut se représenter des constructions qui n'auraient absolument aucune chance d'être construites un jour dans notre monde, soit parce qu'elles sont trop compliquées à construire, soit parce qu'elles nécessitent trop d'argent, soit parce qu'elles n'ont aucune utilité, ou encore n'importe quelle combinaison de tout cela. Exemples frappants : des tours interminablement hautes, des stations orbitales de la taille d'une lune, des villes suspendues dans les nuages, des villages dans des sequaïas géants, des villes aquatiques, des palais volants, des vaisseaux spatiaux démesurés, des villes recouvrant toute la surface d'une planète, des réseaux de cavernes jusqu'au cœur d'une montagne… Dans le cas de la station orbitale (tout le monde aura compris à quoi il est fait référence), je mets au défi n'importe quel cartographe d'en représenter intégralement les plans. La difficulté est triple : il s'agit d'un objet de forme sphérique, donc posant des problèmes de projection importants, il s'agit d'un volume, donc nécessitant de faire de la représentation sur trois dimensions, et il s'agit d'un site d'une taille titanesque, nécessitant des milliers d'années-homme de travail acharné pour le décrire en détail. Si on considère que la station a un rayon de 100 km, ceci lui donne un volume de 4 millions de kilomètres cubes. Si on compte que pour décrire précisément un espace intérieur, il faut n'en représenter qu'un étage par feuille, et ce, à une échelle n'excédant pas le 1:500 (1 cm correspond à 5 m), si on postule que la hauteur moyenne d'un volume représentable (un étage) est de 5 m, ce qui est relativement haut si on décide que cette station est habitée par des créatures de taille humaine, on se retrouve avec des plans au format A4 qui, empilés feuille à feuille, feraient une tour de 10 000 km de hauteur (50 milliards de feuilles A4, soit la forêt Amazonienne dans sa totalité). Si on voit cela sous un angle à la sauce plus informatique, cela correspondrait environ à 100 Terrabits, soit bien plus que l'ensemble des bases de données géographiques proposées sur Internet à l'heure actuelle sur toute la Terre.
Ces considérations astronomiques montrent que la représentation de mondes imaginaires, même de simples bâtiments extraits de ces mondes peut ne pas être possible. Ou tout au moins une représentation classique, cartographiée, détaillée et exhaustive. Mais étant donné que ce monde est imaginaire, et qu'il sert plus de décors qu'autre chose, la question se pause de savoir si une représentation de l'ensemble du monde à toutes les échelles est utile. A-t-elle un sens ? En effet, ces mondes servent d'espace à des histoires, où des évènements se produisent, où des personnages évoluent, que ce soit des décors de cinéma, des romans, des scénarii de jeux de rôles. Ne suffit-il pas de décrire les lieux où il se passe quelque chose ? D'ailleurs, la définition même du lieu n'est-elle pas : endroit du monde où il se produit un événement, quelqu'il soit. Les endroits non évoqués dans une histoire n'ont pas d'existence, ce ne sont pas des lieux, nul besoin de les décrire.

Les autres manières de représenter l'espace qu'on a imaginé

La représentation des lieux complexes peut aussi se faire autrement que par une description cartographique détaillée et exhaustive. D'ailleurs, cette dernière n'est pas complète, elle ne rend pas les ambiances, les textures des murs, les matériaux utilisés, le climat, la température, le degré d'humidité, les odeurs, les sons. Un récit décrira tout cela bien mieux qu'un plan, et il sera plus aisé de se faire une idée précise d'un endroit, aussi ramifié et complexe soit-il, que par un plan. Par ailleurs, le but de la représentation d'un lieu est plus souvent d'en donner la même image que le lecteur, le spectateur ou le rolliste verraient s'ils étaient eux-mêmes plongés dans ce monde. Or, lorsqu'on évolue dans un monde, que ce soit un désert, un paysage campagnard, un labyrinthe, un palais, une ville tortueuse, on n'a aucun plan de ce lieu. Ce qu'on en voit est son entourage immédiat. Et on en aura une représentation bien plus réaliste que si on en voit le plan, qui donne une idée trop globale et sans odeur de tout un lieu. Après avoir évolué dans une dizaine de salles d'un bâtiment compliqué, il est difficile de savoir où on se situe exactement si on n'a pas de plan sur soi. On est vite perdu. On s'attache alors davantage à l'ambiance des pièces qu'à leur localisation. Donner une représentation décrivant cette ambiance et non les plans de cet enchaînement de pièces est donc plus en accord avec la représentation qu'on aurait si le spectateur se trouvait lui-même dans ce lieu. Les textes descriptifs bien écrits sollicitent les cinq sens bien mieux qu'une carte, les dessins de paysages ou de bâtiments étranges sont plus efficaces qu'une carte topographique avec des courbes de niveaux ou qu'un plan des constructions.

Dans certains cas, une belle carte apporte toutefois un plus très important. On pense immédiatement à la magnifique carte des Terres du Milieu dessinée par Tolkien lui-même, qui, d'une part, est une œuvre d'art en soi, et d'autre part, permet de mieux comprendre les tenants et les aboutissants des différentes forces en présence. On pense aussi à la célèbre carte de la bibliothèque dans " Le Nom de la Rose " de Umberto Eco, lequel auteur s'est d'ailleurs fortement attaché aux problèmes de représentation, notamment avec son fameux essai sur le paradoxe de la carte de l'empire au 1:1. Cette carte de la bibliothèque permet de se faire une représentation globale du génie de son architecte (l'auteur lui-même, puisque le lieu sort de son imagination), ainsi que des concepts mathématiques utilisés. En revanche, on sent bien que dans un univers très vaste, comme une galaxie, dans lequel on peut évoluer à des vitesses hyperlumiques sans sourciller, toute carte est sans utilité, puisque tout est à proximité de tout. Un procédé alternatif souvent utilisé est celui d'écrire en sous-titre le lieu et la date de l'action au début d'un nouveau plan. Exemple : "A long time ago, in a far far away galaxy", ou "Old New York City, 2050".

Toutes ces considérations permettent d'étendre le sujet à d'autres problématiques de la géantropie, et plus précisément à la branche "art et représentation spatiale" en se demandant comment est représenté l'espace dans:


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Exemple d'un processus de création d'un monde similaire au notre, en 10 étapes.

Cliquez sur les imagettes pour les voir en grand.


1) Je dessine les traits de côte


2) Je place les îles


3) Je positionne l'ensemble: je décide que cette carte représente l'ensemble de la planète, et que cette planète est sphérique, en première approximation. Je dessine donc les parallèles et les méridiens, pour plus de précision.


4) Je rectifie les traits de côte trop droits pour plus de réalisme. Je "fractalise" certains endroits plus que d'autres.


5) Je place des mers intérieures et des lacs. Ces mers peuvent contenir elles-mêmes des îles.


6) Je repasse les côtes en bleu, et j'en profite pour augmenter encore un peu le réalisme en dessinant les estuaires des futurs fleuves.


7) Pour une meilleure lisibilité, je colorie en bleu les étendues d'eau.


8) Je dessine les reliefs (montagnes, collines).


9) Maintenant que les mers et les reliefs sont dessinés, il est aisé de dessiner les fleuves. Je place également les zones de marais. On pourrait aussi à ce stade dessiner les forêts, les steppes, les déserts, etc...


10) Dernière étape de ce premier travail, je place les infrastructures construites par une société développée d'êtres intelligents: cités, routes terrestres.