Lara : Bon. Ca y est. On est à Moscou. C'est un peu le cœur du voyage qui nous attend dans les jours à venir. Nous avons 1000 choses à faire, à découvrir, à vivre. C'est le moment de savourer ! Mais la réalité est un peu déconcertante.
D'abord, il n'y a pas de neige en ville, ou presque. De rares plaques blanches sur les pelouses nous rappellent ce que devrait être la ville à cette période. Mais loin de faire les -20°C habituels, il fait plutôt +/-1°C et la neige humide qui persiste à tomber chaque jour se métamorphise immédiatement en boue grisâtre et en flaques d'eau. Tout me semble gris.
Moscou la belle aux dômes couverts de neige, c'est dans mes rêves ! La réalité est différente... (On n'a pas dû payer le bon supplément avec le Tour Opérator ?).
Serge : Je déteste Moscou. Ici, tout est laid, inhumain, épuisant. La ville mange le visiteur en quelques heures. Elle le déshabille, elle le met face à lui-même, tout nu, et le digère ensuite tranquillement de son métro titanesque, de ses démarches infinies et absurdes, de ses avenues tentaculaires, de sa pollution, de son trafic, de son mépris du vivant, du piéton, du poumon, du pauvre, de la personne âgée, malade ou invalide.
Tout est certes possible, mais tout est compliqué. Même traverser une simple avenue relève de l'aventure. Se parler dans le métro relève du défi, obtenir un renseignement d'une vendeuse est encore plus difficile. Si ce renseignement est fiable, c'est encore autre chose, et dans tous les cas, ce ne sera jamais fait avec le sourire. De toute façon, pourquoi sourire ? Les zygomatiques ont fondu depuis longtemps.
Au contraire, on se bouscule, on se heurte, dans la rue, dans le métro, partout. La loi du plus fort est devenue la culture dominante dans le monde des entreprises. Alors, pourquoi ne pas l'appliquer partout, notamment dans la rue ?
Tout est possible, et donc, la Moskva est tellement polluée qu'elle ne gèle plus.
A Moscou, ville où s'agitent quotidiennement plus de quinze millions d'êtres humains, l'Etre Humain a été totalement mis de côté.
Moscou est - encore plus que New York- une immense mégalopole aux proportions inhumaines. Certains bâtiments sont de véritables montagnes de pierre, comme érigées par un peuple de géants fous. Les architectures et les époques s'enchevêtrent en toute anarchie. Ce mélange des styles a aussi beaucoup de charme à nos yeux de français et donne à nos ballades en ville un caractère totalement surréaliste. Mais un surréalisme non dénué de malaise... La simplicité, le rationnel et la douceur n'ont pas droit de cité par ici : tout est compliqué, incompréhensible, gigantesque dans le grandiose comme dans la laideur, et dur. Sans pitié.
Trois Empires, trois pouvoirs absolus se sont succédés au cours des siècles et perdurent aujourd'hui en une surprenante cohabitation (syncrétisme?).
L'Eglise orthodoxe avait déjà essaimé ses églises dorées depuis des siècles sur toute la ville. Aujourd'hui ces bijoux scintillants ressurgissent comme des champignons aux couleurs naïves et aux proportions de jouets devant la démesure des bâtiments modernes.
La dictature soviétique a laissé partout sa marque. Une affiche géante rappelle qu'il FAUT aller voter le 2 mars ( pour Poutine). Certaines choses n'ont pas vraiment changé.
Mais si les Russes semblent si indifférents au devenir de leurs droits civiques, c'est qu'ils ont bien plus urgent à faire : consommer ! Rien d'inattendu dans le plébiscite qui couronne à nouveau Poutine sur le trône de la Grande Russie : tant que chacun peut avoir une miette du gâteau Gazprom, la démocratie sera perçue comme un gadget occidental inutile.
L'avenir radieux promis par le Dieu de la surconsommation est enfin à leur portée. Vêtements de luxe, Mercedes, portable dernier cri, gadget made in China, la consommation débridée est devenue le nouvel opium du peuple. Et ça se voit...
C'est que partout, les cheminées fument... cheminées d'usine, pots d'échappements sans filtre, réacteurs de centrale nucléaire en pleine ville : tout ça ne contribue pas vraiment à assainir l'atmosphère ! J'ai du mal à respirer ici : j'étouffe. La boue, finalement, ce n'est rien à coté de la noirceur de l'air.
C'est l'apothéose de notre voyage en Cyrillie : Kiev, Rostov... tout ceci n'était qu'un avant goût de la capitale du Royaume. Moscou n'a pas d'égale !
Mais qu'importe tout cela aux voyageurs que nous sommes ? Nous sommes là de passage, venus admirer les beaux monuments, savourer le dépaysement et prendre du bon temps sans souci, hébergés gracieusement par des amis aisés installés à deux pas du centre ville. Il suffit de jouer les touristes béats comme à Paris.
Au détour d'une rue nous débouchons sans préavis sur LA place Rouge. Je tombe nez à nez avec le plus flamboyant des gâteaux de contes de fées, la plus russe des Eglises, la plus folle des inventions architecturales de l'époque (enfoncé Walt Disney !) : la cathédrale St Basile. J'en ris de surprise ! C'est pour moi une rencontre d'autant plus belle que je ne l'ai pas vue arriver...
La neige n'est pas au rendez-vous, certes, mais je ne boude pas mon plaisir : le Kremlin, le Mausolée de Lénine, le " Goum ", etc... C'est assez magique de déambuler là, en pleine carte postale ! Quelques images s'inscrivent en leitmotiv dans ma mémoire, images de fourmilière en mouvement, marquée par la tension et l'absence de sourire. Beaucoup de fourrures, des minijupes souvent, et des forêts de talons aiguilles, partout.
La visite du Kremlin nous comble. Après quelques pourparlers avec les cosaques en treillis qui gardent l'entrée et qui n'avaient jamais vu de gourde rouge métallique ( " Qu'est ce qu'on fait, on peut laisser passer, chef ?? "), nous pénétrons dans le saint du saint de la Grande Russie.
C'est effectivement impressionnant : ici, tout parle d'Histoire, de grandeur et de pouvoir depuis une éternité. Nous admirons la série des légendaires églises, alignées là au cours des siècles par les tsars successifs.
Le ciel nous sert tout ce qu'il peut de giboulées, c'est un peu déroutant, mais ça fait de très belles photos. Les flèches et les bulbes dorés se détachent sur un ciel gris orageux. Une étrange lumière, changeante et capricieuse, nous accompagne dans notre visite. Le vent déchire les nuages de part en part tandis que le soleil lance des rayons aléatoires.
J'aime Moscou. Tout est possible, dans cette ville. On peut tout y vivre, tout y acheter. Etre, et avoir fusionnent dans un magma de vie bouillonnante. La culture y a une place de choix. Des grands Maîtres de la peinture sur bois comme Andreï Roublev, aux avant-gardistes les plus " fashion ", la plupart ont tous passé au moins une partie de leur vie en cet endroit mythique. Aujourd'hui, la fuite des cerveaux ne suffit pas à faire chuter le niveau de culture et d'éducation à l'intérieur du pays. Moscou est une ville qui fabrique encore chaque année tellement d'ingénieurs compétents et d'artistes de talents que la Russie ne sera jamais un pays sous-développé : échecs, espace, ballets, musique, dessins animés...
Nous visitions la Galerie Tretiakov, qui nous montre les grands peintres russes, et qui alimente l'idée que cette fameuse noirceur est sans doute un des moteurs du talent : l'Histoire russe a de quoi inspirer de magnifiques tableaux.
Nous visitons la cathédrale du Christ Sauveur reconstruite en quelques années à l'identique. Les échos de la reconstruction résonnent encore entre les piliers dont la taille égale presque Saint Pierre à Rome.
Nous sommes plongés dans le monde merveilleux des ballets classiques, où, parfois, une touche de moderne vient apporter de l'originalité à une chorégraphie qui alliait pourtant déjà la perfection de l'exécution à la magie des décors.
Le métro nous gratifie de ses stations monumentales, nous rappelant que même aux pires temps du stalinisme, alors même que cette fameuse cathédrale du Christ Sauveur avait été rasée pour en faire, déjà à l'époque, une piscine olympique (dans la série : " les JO rasent la culture "), une certaine forme de culture florissait, celle du kitch grandiose post-révolutionnaire et totalitaire de l'entre-deux-guerres.
Les théâtres alternatifs nous montrent que les dessins animés politiquement subversifs se portent bien, du moins sur le plan artistique.
A Moscou, la culture est encore omniprésente, et permet de résister - mal - au rouleau compresseur de l'acculturation du monde.
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