Ca commence un peu comme un conte de fées, l'histoire :
Il était une fois un couple de jeunes mariés qui rêvaient de partir en voyage de noces. Ils rêvaient de partir, loin, là-bas, vers l'Est. Ils avaient dans la tête une image magnifique, douce et puissante à la fois, l'image d'un pays-continent, avec des forêts de bouleaux sous la neige, des ours-russes portant chapkas et vodka, pleins de rudesse et chaleur humaine. Ils rêvaient de quitter pour un temps la civilisation trop grise et la surconsommation. Ils rêvaient d'hiver, de neige, de Nature, de bains russes. Ils rêvaient du plus Grand de tous les Lacs, ils rêvaient du Baïkal. Ils rêvaient de raviver les racines, celles qui se moquent des années et qui sautent parfois les générations pour tisser des liens surprenants. Ils rêvaient de dépaysement humain, d'une aventure à deux, loin des poncifs et des parcs à touristes.
Ils ont décidé de partir en Russie.
Ils ne voulaient pas prendre l'avion. Ils voulaient vivre les espaces traversés. Ils ont décidé de partir en train, depuis Lyon jusqu'à Moscou, en passant par la Mer Noire, tout près du Caucase qui les fascinait, puis de rentrer, toujours en train. Un peu comme l'" Histoire d'un Aller et d'un Retour ". D'ailleurs, ça leur plaisait bien ce clin d'œil.
Ils sont partis de chez eux, par un soir d'hiver, sac au dos. Ils étaient tout heureux de cette évasion : quel bonheur d'avoir devant soi trois semaines d'aventures !
Ils ont pris tous les trains possibles et imaginables... ils ont roulé, roulé, roulé... Ils ont vu l'espace changer, jour après jour, matin après matin. Et c'était beau. C'était l'Est qui venait à eux, avec tous ses mythes. Ils ont vécu des choses fortes pendant ce trajet, ce passage d'un univers à l'autre. Pas toujours des choses faciles. Mais ils s'y attendaient. Le rêve était au bout du rail.
Un matin, ils sont arrivés en Russie.
Mais l'hiver n'était pas au rendez-vous. Ni au Sud, ni au Nord... .ils ont eu beau chercher, chercher partout : pas d'hiver. Et les montagnes blanches dont ils avaient rêvé se sont éloignées, devenant soudain inaccessibles. Quel sortilège funeste ! Les amis étaient là, heureusement, pour les aider. Mais les meilleurs amis du monde ne peuvent rien contre les rêves déçus qui se brisent en éclats. Et nos deux voyageurs n'ont pas su conjurer ce sortilège. C'était comme un voile gris devant leurs yeux. Un voile qui étouffait les couleurs de la Vie. Ils ont essayé de comprendre, essayé de lutter. En vain. Ils ont vu se lever en eux des ombres et des démons oubliés... ombres de peurs, démons de faiblesse. Ils ont voulu détourner les yeux, regarder dehors, savourer le voyage. Mais l'hiver n'était pas là, et partout, les cheminées fumaient...
Moscou les attendait.
Moscou, comme un dragon terrible qui dévore ses enfants... Moscou et ses trésors, ses temples et ses ors... Moscou dont l'air concentre les fumées de tous nos enfers modernes... Moscou inhumaine et magnifique à la fois... impitoyablement puissante.
Parfois, l'éclat d'un bouleau blanc leur réchauffait le cœur. Ou la beauté d'un ballet. Ou le délice des blinis au miel. Le voile gris du sortilège ne pouvait éteindre complément les couleurs de la vie, et la douceur des amis leur offrait un refuge. Ils ont tout de même savouré de beaux moments partagés. Mais ils n'étaient pas là, pitoyables voyageurs, perdus en route.
Ils n'étaient pas au rendez-vous avec la vraie Russie.
Et le temps du retour a fini par arriver. Ils étaient tristes de devoir rentrer. Ils auraient voulu repartir, loin, là-bas, vers l'Est. Un soir, ils ont repris le train. Et tous les trains imaginables dans l'autre sens. Par la fenêtre, les forêts de bouleaux leur faisaient signe dans le soleil du soir. Et les nuages, là-haut, courraient vers l'horizon, derrière eux, loin, là-bas, vers l'Est.
Ils ont roulé, roulé, roulé... Ils ont retraversé l'Europe vers l'Ouest, dessinant une boucle, comme on trace une rune contre les sortilèges. Et doucement, entre les lignes, leur regard a changé. Le brouillard se levait, finalement vaincu par leur soif de lumière, leur soif de couleurs. Ils étaient apaisés, étonnés encore de ce qu'ils ressentaient. Heureux de vivre cette aventure ensemble. Heureux d'avoir traversé les ombres et d'en ressortir plus forts. Ils se sont regardés. Et ils ont compris pourquoi ils étaient partis : la vie les attendait, là-bas, tout près, chez eux. Le rêve était toujours au bout du rail...
Ils sont rentrés chez eux, sac au dos, par une après-midi de printemps. L'air était plein de chants d'oiseaux et du parfum des fleurs. Ils ne le savaient pas encore, mais ils avaient besoin de temps. Du temps pour comprendre combien ce voyage les avait changés... du temps pour écrire, du temps pour sourire... du temps pour partager.
D'une certaine façon, ils portaient en eux la Russie.
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