Un rêve
au bout du rail




Il était une fois la Russie


Stéréoscopie


Pensées vagabondes


Galerie photos

Ecriture à 4 mains
Récits stéréoscopiques


Pereslav Zaleski

cliquez sur l'image pour la voir en grand



Lara : Lorsque j'émerge, c'est l'hiver. Tout est blanc, Moscou est loin derrière nous et nous arrivons bientôt à Pereslav-Zaleski. Notre hôtel est tout ce qu'il y a de plus classique, moderne et tout confort au milieu de cette petite ville des environs de Moscou (adieux nos rêves de datcha en bois perdue dans la nature sauvage de Russie. Il va falloir aller un jour en Sibérie pour ça !). Mais l'endroit présente deux grands pôles d'intérêt : le lac à quelques kilomètres, entièrement gelé, est un spot de kite bien connu et de nombreux monastères sont nichés dans les collines avoisinantes.

Serge : Lorsque nous parvenons à l'orée de la ville, la campagne russe étincelante nous montre son plus beau visage, celui que nous sommes venus chercher ici. L'hiver russe, enfin, le vrai. Un monastère aux coupoles argentées se découpe sous un immense ciel bleu parcouru de nuages noirs et blancs, et de rayons lumineux obliques qui tombent devant nous sur un lac gelé, grand comme Paris, s'étendant à perte de vue devant nos yeux plissés et émerveillés. Je dis, avec un grand sourire qui déride enfin certains muscles de mon visage : " c'est bon. C'est ça. C'est là. Maintenant, nous pourrons rentrer en France sans regrets, merci de nous avoir permis de voir ça ".

Par endroits, la surface du lac est fraîchement recouverte de neige. Ailleurs, elle semble travaillée comme une dentelle complexe, œuvre d'eau sculptée par le soleil et le vent. Elle grince sourdement sous nos pas, avec un infime balancement qui déboussole un peu au début. Etrange sensation... Mais l'épaisseur de glace reste largement suffisante et nos déplacements ne présentent aucun risque.

Les pêcheurs locaux nous intriguent avec leur équipement d'extraterrestres : vêtus de treillis militaires et de chapkas, ils ont fière allure avec leurs chignoles géantes en bandoulière. Assez ébahis, nous voyons passer un vélo sur la glace. Si, si ! Il paraît même qu'en plein hiver, les voitures peuvent traverser sans danger.

Victor et Chrystelle deviennent pour un temps Victelle et Krystor. Victelle tente de nous apprendre les bases du Kite, avec patience et pédagogie, quand bien même il n'y a pas de vent. Krystor, chaussé de skis de seize kilogrammes, doté de sa plus grosse voile, est déjà loin à l'horizon, traçant sur la surface de la glace des arabesques relativement rectilignes. Il revient parfois nous voir, un sourire immense reliant une oreille à l'autre, expliquant qu' il est possible d'atteindre l'autre bord du lac en moins d'un quart d'heure. J'essaie d'imaginer un type en rollers, avec une voile de parapente miniature (seulement sept mètres d'envergure), rallier Alésia à Marx Dormoy en un quart d'heure... et n'y parviens pas vraiment. En attendant, il s'agit, pour la trentième fois, de défaire les nœuds de ces satanées ficelles, et d'essayer de lever cette p... de voile. Je me demande en combien de temps Krystor atteindrait l'autre bout du lac s'il y avait ne serait-ce qu'une once de vent. La voile ne se lèvera pas pour nous aujourd'hui.

Le lendemain matin, nous visitons le monastère qui domine le lac sous une neige qui tombe doucement dans une atmosphère feutrée et humide.

Tout est blanc de neige. Les coupoles à bulbe et les croix du monastère se détachent nettement sur un ciel presque blanc. On pourrait facilement se croire en hiver en Russie.

Nous déambulons tranquillement dans l'enceinte qui entoure les bâtiments, notant les petits détails d'une vie quotidienne monastique et rurale qui perdure ici, vaille que vaille. Rien n'est kitchisé, c'est un lieu qui a gardé son âme et son sens. Les piles de matériaux à demi enfouis sous la neige attestent de la reconstruction en cours. Les poules ne sont pas loin, et on devine bien qu'un potager doit pousser là au printemps. Une petite chapelle blanchie à la chaux nous offre ses modestes fresques.

Comme nous sommes dimanche matin, de nombreux pratiquants sont venus à la messe, qui a lieu dans l'église principale. Lara revêt une sorte de jupe longue, ainsi qu'un châle, attributs obligatoires pour la gente féminine, et nous pénétrons à l'intérieur. Nous nous imprégnons de l'ambiance pieuse et désordonnée qui règne dans ce lieu insolite, où les échafaudages qu'on devine installés là depuis Staline Premier, côtoient des peintures murales dégradées, où les babouchkas s'entassent à côté des jeunes hommes en jeans. Finalement, nous nous éclipsons rapidement pour le pas déranger ces gens par un voyeurisme inutile et malsain. En sortant de l'édifice, nous retrouvons la vie " normale " de la soviétie : juste à côté de la sortie du monastère, nous entrons dans une sorte d'algeco qui semble paradoxalement installée là depuis des éternités, et encore pour des éternités. Quelqu'un disait : " les constructions provisoires sont celles qui durent le plus longtemps ". Nous y mangeons des piéroshki tout frais, cuisinés par les moines eux-mêmes. Victor qualifie les prix pratiqués de " soviétiques ", c'est à dire non soumis à l'inflation qui a enflammé tout le pays lors de l'effondrement du Bloc. Nous dégustons du kwass délicieux, ainsi qu'un thé spécial, fait d'herbes aromatiques des moines, dont nos vessies vont se souvenir plus de vingt quatre heures durant.

Tout cela a un goût de Russie qu'on n'attendait plus.

L'estomac et le moral bien lestés nous retournons au lac pour une deuxième tentative de kite. Deuxième essai deuxième échec : cette fois il y a trop de vent. Serge manque de s'envoler avec la voile... Bah. On se console en se disant, que pour pratiquer ce sport, il nous faudrait un lac gelé à coté de Lyon et que c'est pas demain la veille.

Nous replions vite les voiles avant qu'elles ne nous traînent trop sur la glace, et partons marcher sur ce lac quelques kilomètres. Nous allons rendre visite aux pêcheurs, aux trous qui regèlent doucement, aux bouteilles de Baltika vides et aux paquets de cigarettes laissés par ceux qui sont déjà rentrés. L'un d'eux nous explique que l'épaisseur est de soixante centimètres aujourd'hui.

Vent froid, neige piquante, glace convaincante, kwass, orthodoxie, monastères mystérieux, piérochkis... nous voilà soulagés, nous avons retrouvé l'hiver, et moi, une certaine Russie que j'avais crue définitivement passée.





Retour