Un rêve
au bout du rail




Il était une fois la Russie


Stéréoscopie


Pensées vagabondes


Galerie photos

Ecriture à 4 mains
Récits stéréoscopiques


Ukraine et Train-train quotidien

cliquez sur l'image pour la voir en grand



Ukraine

Lara : Nous voila en Ukraine depuis hier soir. L'Europe est loin... la Russie toute proche. Et ça n'a rien à voir avec les kilomètres. Le train ronronne au rythme des ruptures de rail. Dehors, la campagne ukrainienne étale sa monotonie hivernale : les champs se succèdent, entrecoupés de bosquets et de villages. RAS. Et pourtant, tout est différent. C'est comme un exotisme de l'immensité, du froid et... il y a autre chose.

C'est difficile à formuler. Ca commence par un clocher à bulbes à l'horizon, puis un immense hangar agricole en métal rouillé. Oui, nous sommes entrés dans un autre territoire. Les échos de l'empreinte soviétique, du continent Russie, de la pieuvre URSS se font sentir jusqu'ici. Indéniablement, nous sommes passés dans le bassin versant de Moscou ! Les forêts blanchies de neige n'ont pas le même accent... les nuages dans le ciel racontent des histoires en cyrillique. Et le petit microcosme de notre train semble tout droit sorti des récits du transsibérien !

Serge : Ukraine. Je n'ai encore jamais mis les pieds ici, et pourtant, je reconnais. C'est malheureux, mais, à part quelques nuances dans la langue, et un alphabet qui compte quelques caractères supplémentaires, tout est dramatiquement identique. C'est le fruit du rouleau compresseur uniformisant que j'avais identifié en Russie, de Moscou à Vladivostok, volonté politique des tsars, blancs ou rouges, puis conséquence aveugle de la mondialisation d'aujourd'hui. D'un bout à l'autre du vaste empire soviétique, sur plus de 10 000 km, ce sont les mêmes ladas, les mêmes habillements, les mêmes datchas, les mêmes barres d'immeuble, les mêmes logique urbanistiques, la même façon d'aménager (ou plus précisément de détruire) le territoire, avec les mêmes travées de ponts, les mêmes poteaux électriques, les mêmes canalisations de gaz, les mêmes bulbes dorés, les mêmes remparts de monastères, les mêmes blinis, les mêmes bières, les mêmes bouteilles... Les variations sont réellement minimes, surtout si on les compare à la grande diversité régionale qui existe partout en Europe latine, germanique ou anglo-saxonne. Même la nature semble suivre un rythme accordé : les mêmes bouleaux, les mêmes prairies, les mêmes pins...

Nous sommes donc en Ukraine. Je suis mauvaise langue. Il y a des spécificités régionales (voire nationales), qui proviennent de l'histoire récente. Ici, nous entrons dans la zone d'influence critique de la contamination du quatrième maudit réacteur. Il va falloir faire avec, et il va falloir faire vite. Lara est encore plus stressée que moi de savoir que " ça crache " si près de nous.

Train train quotidien

Ce petit monde roulant à vive allure sur des rails russes (l'écartement est différent de nos rails européens) est peint de couleurs vives que la poussière et la crasse tentent de neutraliser. Chaque wagon-lit de troisième classe (prononcer " PlatzkĀrdié ") est un petit royaume sur lequel règnent en maître-esclave les hôtesses et contrôleurs.. Ces bons ou mauvais génies sont enchaînés à leur poste par un devoir sans faille. Elle, d'âge moyen, alerte, le ton vif et revêche, veille au bon fonctionnement de la maisonnée. Elle assure le respect des placements et du règlement intérieur, ferme les toilettes à l'arrivée des gares, approvisionne la chaudière à charbon, fait le ménage etc etc. Lui, bedonnant dans son uniforme aux décorations bien voyantes et au képi tout droit sorti d'un stock de l'Armée Rouge, passe parfois dans le wagon. Il doit rester caché quelque part le reste du temps en attendant d'aller prendre l'air, toujours d'un air martial, sur le quai de la prochaine gare. C'est le partage des taches.

Le plaisir, l'émotion de retrouver ce qui fut mon univers en 2003 durant 10 jours de Transsibérien : la troisième classe, ses alcôves, ses provodniki (hôtesses et stewards), son samovar, ses toilettes affreuses, sa lumière allumée toute la nuit, sa radio qui braille..Ah, il n'y a pas de mots pour exprimer ces choses-là, totalement irrationnelles. Et partager ça avec Lara m'a profondément ému.

Chaque wagon est divisé en une petite dizaine de compartiments en alcôve. Une alcôve comprend 6 couchettes : trois en bas et trois en altitude, organisées autour de l'allée centrale qui traverse le wagon. Il n'y a pas de portes entre les alcôves.

Au fond du couloir, on accède aux commodités : toilettes (âmes sensibles, s'abstenir... les refuges de montagnes à coté, ça sent la rose... ), poubelle commune, samovar d'eau chaude à volonté pour le thé. Tout cela est certes rouillé, sale et étrangement vieillot (les cadres des fenêtres et des portes sont en bois), mais ça a l'air de fonctionner. Il fait bon, on n'aura pas froid. Les couchettes sont assez spacieuses, équipées d'une paillasse, de couvertures style refuge et de draps propres sentant la javel. L'odeur des pierochkis et des agourtsis achetés à la dernière gare à une babouchka locale me colle encore aux doigts et ajoute une nouvelle touche russifiante à cette atmosphère inoubliable.

De plus en plus dur d'écrire à cause des chaos du train, totalement irréguliers. Les conditions se dégradent nuit après nuit. Il y a deux nuits, j'ai eu à subir un lit trop petit qui m'a obligé à avoir les pieds dépassant dans le vide, dans le couloir, où les gens passent et repassent, sans soucis aucun de leur gabarit. Cette nuit, ce fut pire : la porte des toilettes et de l'espace fumeur était située juste à coté de notre alcôve. Elle était claquée dans une explosion de vibrations par presque tout le monde à toute heure. Et surtout, surtout, la chaleur était épouvantable et me donnait l'impression que je métamorphosais progressivement en une sorte de morue essorée et salée et qui se serait échoué quelque part entre Tamanrasset et N'Djamena.

Dans cet espace clos et réduit, chaque chose doit vite trouver sa place, et nous adoptons de petites habitudes qui deviennent vite instinctives, comme dans un bateau. La banane-portefeuille placée sous ma tête pendant la nuit vient rejoindre ma taille au réveil (premier réflexe). Puis j'enfile discrètement mon pantalon sous les couvertures, je raccroche mon soutif ,et je me débarbouille le visage avec un coin de serviette humidifiée. Tout ça en se tortillant dans un espace de 50cm de haut. Il est alors possible de descendre prendre le petit déj si les voisins du dessous sont réveillés. Attention à la marche : il ne faut pas louper le tout petit marchepied latéral, prévu pour descendre les 2m qui me séparent du sol...

Mais on s'y fait, on s'y fait. Le sol semble même bouger étrangement quand on se retrouve à quai après plus de 24h de train!

La vie roulante a son rythme propre. Tout y est plus lent, comme engourdi. Les heures passent à la fois très vite et très lentement. La plupart des voyageurs somnolent sur leur couchette, bercés par les oscillations. Certains lisent. Nous avons devant nous des heures et des heures pour écrire, dessiner, échanger, jouer aux échecs... L'ennui n'est pas à notre programme pendant les longs trajets et cette routine des trains russes nous manquera vraiment vers la fin du voyage.

A chaque nouvelle étape, nous retrouvons notre petit cocon mobile, fausse bulle spatiale donnant l'illusion d'être entre nous, vraie bulle temporelle permettant de s'autoriser enfin à reprendre à la fois la plume et du recul. A chaque fois, nous reprenons nos marque, retrouvons nos repères, et installons notre petit " sweet home " en une sorte de rituel restructurant. Les rails remettent sur eux-mêmes. Ils polarisent l'esprit égaré. Le train démarre et nous reprenons une activité nomade. Et normale. Devenue normale, comme si, en ce moment, c'était d'abord, avant tout, ce mode de vie en apesanteur-apaisante qu'il nous fallait. Se poser, regarder défiler les barres d'immeubles des villes crépusculaires et tentaculaires, mâcher des pierochkis au champignons achetés sur le quai, et écrire, écrire, écrire éperdument. Ce voyage nous fait avancer au rythme du train, et même, parfois un peu plus vite encore, grâce à ce recul sur nous-même que nous nous autorisons enfin, parce que nous avons choisi de voyager en train, avec ce que cela comportait comme acceptation d'une lenteur imposée.





Retour

LEGENDE

1 : rayures sur la paroi de séparation des alcôves.
2 : poisson fumé odorant et gluant, dépassant du sac d'une pouffe qui se remaquille toutes les deux heures.
3 : aérations entre les alcôves, qui, par ailleurs, communiquent par le couloir central visible sur la partie droite de ce dessin.
4 : voyageur faisant la sieste.
5 : marche pied pour grimper sur la couchette du haut.
6 : notre fidèle carnet de voyage, aimablement offert par les collègues de GAIA Mapping.
7 : couvertures qui, parfois, ne sentent pas le mazout. Conséquence, elles sont parfois utilisables, mais de toute façon, elles sont inutiles: température moyenne: 30 à 35 °C la nuit.
8 : charentaises de la pouffe aux poissons, ornées de charmants coquillages en plastique rose. Edifiant.
9 : ce dessin, en cours de réalisation. Attention, risque de mise en abîme.
10 : poubelle de table, contenant les sachets de thé usagés et les papiers gras des piérochkis achetés sur le quai lors de l'arrêt précédent.
11 : matelas de la dame qui dort au-dessus, et qui se fait la malle peu à peu.
12 : vitre salle du train, mouchettée de gouttes de pluie provenant de l'extérieur.
13 : rideau sale, qu'on peut tirer la nuit pour se protéger les yeux mais pas les mains qui l'ont touché.
15 : cheveux en bataille de la dame qui dort au-dessus.
16 : rangements surchauffés où on peut entreposer les sacs, à condition de ne pas transporter de chocolats.